ptitetannante
Tellement de pistes
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Un gars s’approcha avec sa silhouette définie et son sourire entraîné. On aurait dit le cousin crossfit de Ross Geller dans Friends — moins l’humour et le charisme. Il se pencha vers moi et les relents ambrés de son gel coiffant me piquèrent les narines.
« Tu ne danses pas ? »
Je haussai les épaules. Le gars glissa un compliment sur ma robe, aussi prévisible que la liste d’écoute de Rock-Détente. J’espérais que Mathieu regarderait. Mais il resta rivé à sa guitare, presque en transe avec la basse grondante de Red Flag. Émilie aurait dit que je faisais de l’autosabotage. Moi, j’aurais dit qu’elle aurait dû lâcher ses livres de développement personnel et gamer un peu plus.
De toute façon, la dernière à avoir fait confiance à Mathieu s’était évaporée sans laisser de trace. Je ne voulais pas finir comme la jeune fille disparue dans la Dame blanche, celle qu’on ne retrouve jamais, celle qui abandonne sa mère pour errer entre deux mondes, condamnée à la chercher pour l’éternité.
Le spectacle culmina sur la décharge punk d’un morceau original du groupe. Crossfit Geller hurlait comme un loup en phase terminale, de concert avec les applaudissements. Je lui lançai le regard méprisant d’une personne âgée agacée par ses voisins trop bruyants. Je fus soulagée lorsqu’il partit en douce avec la marée humaine qui s’étiolait vers le bar. Mathieu redescendit de scène quelques minutes plus tard, impeccable. Pas une goutte de sueur.
Mais moi, j’avais la nuque trempée de doutes.
J’aurais voulu qu’il me prenne dans ses bras. Me dise un mot qui effacerait la paranoïa d’un coup. Il aurait pu me faire croire à l’innocence d’un crush d’automne. Quelque chose qui goûte la pomme, les épices chaï et les promesses sucrées.
« T’es une vraie rock star », lançai-je avec ironie. La table entre nous était collante. Pas d’un cocktail renversé, mais d’un vernis défraîchi, chargé de décennies de mains douteuses post-pipi. « Il y avait beaucoup de monde, non ? »
Il haussa les épaules, accentuant cette désinvolture qui faisait sa signature. « Ce n’était rien, ça. L’été, on fait les petits festivals… C’est là que ça lève le plus. » Les souvenirs de ma conversation avec Andrew se réactivèrent comme une cassette rembobinée. Sarah. Les partys. Les feux. Le lac. C’est donc à ce moment que Mathieu l’avait rencontrée, pendant un de ses concerts.
Je me penchai vers lui, les coudes bien ancrés à la table. « Tu devais pogner avec les filles. » Pour la première fois, je le vis vaciller sous mon regard. Il esquissa un sourire, puis détourna les yeux. « Ça fait combien de temps que tu es célibataire ? »
« Je n’ai jamais été en couple, en fait », dit-il en se grattant la nuque. « J’ai eu quelques fréquentations ici et là. La dernière, ça fait plus qu’un an. C’était l’été avant celui-là. »
« Est-ce que je peux te demander pourquoi ça n’a pas marché ? » Je jouais l’innocente. Je savais pertinemment la raison morbide derrière son célibat.
« Disons juste qu’on ne cherchait pas la même chose. Elle est partie… sans prévenir. »
J’avalai ma salive. « Partie… ou… ? » Je vis la méfiance derrière le tressaillement de ses sourcils. « Ouais… je suis au courant », continuai-je. « Ça a dû être difficile pour toi. Je suis désolée. »
D’un revers distrait, il écarta une mèche de son front. « Mettons qu’elle était dure à suivre. Elle flirtait à gauche et à droite. » Je gardai le silence, consciente que le moindre mot pouvait briser ce fragile moment d’ouverture. « C’est fou comment elle savait ce qu’elle voulait dans la vie. Et de nous, aussi. »
« Pis ça ne fittait pas avec ce que toi, tu voulais ? » Son regard était tourné vers l’entrée du bar, comme s’il s’attendait à apercevoir Sarah franchir la porte à tout moment. Il secoua la tête.
« Non. On a passé l’été ensemble, à se voir. Mais elle aimait son indépendance. » Il jouait avec une serviette en papier, la froissant du bout des doigts, puis la lissant en essayant d’en faire disparaître les plis. « Je pense qu’elle voulait tous les avantages d’être avec moi, sans les inconvénients. »
Cela reprenait presque mot pour mot Best of Me. La même soif d’explorer qui masquait une peur tenace de l’attachement, qu’elle appelait liberté. Avec autant de délicatesse d'un artificier qui manipule un bâton de dynamite, je demandai : « Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »
« Je ne sais pas, elle est partie du jour au lendemain. La veille, on faisait un feu au bord de l’eau avec nos amis. On chantait, on jouait de la guitare. Elle a quitté assez tôt. Elle avait un cours d’été le lendemain à Québec. On l’a vue marcher vers sa voiture. » Il baissa les yeux, tentant de mettre de l’ordre dans ce qu’il traînait depuis plus d’un an. « Le matin d'après, son auto était encore là, stationnée comme si Sarah allait revenir. Elle ne l’a jamais reprise. C’était peut-être une façon d’être certaine qu’on ne la repèrerait pas. Ou peut-être qu’il est arrivé quelque chose de plus grave. On ne sait pas. Mais on n’a retrouvé aucune trace d’elle. »
Je sentais le poids de cet aveu. Il m’accordait assez de confiance pour me laisser franchir les frontières d’un territoire qu’il avait barricadé pendant des mois.
« Qui était là ? », demandai-je.
lI ne répondit pas tout de suite. Ses sourcils se froncèrent le temps de formuler ce qu’il n’avait jamais exprimé à haute voix. « J’y ai pensé longtemps », dit-il. « J’ai l’impression que la question est plutôt : qui n’était pas là? »
Je tressaillis. Moi, je savais qui n'était pas là.
Andrew.
Andrew agissait comme s’il était au-dessus de ce genre de soirée, trop occupé, trop différent. Mais c’était peut-être que personne ne voulait de lui, là.
Texte: ptitetannante
Illustrations: Marilou Lavallée
Prochain épisode: Florence est sous observation.