ptitetannante
Elle nous amène lentement où elle veut
Tu veux lire l'épisode 8 ou partir du début?
Comme prévu, je rédigeai une nouvelle publication pour Skyblog. J’y joignis un cliché pris devant les arbres maintenant jaunes, fanés par la course abrégée du soleil d’octobre : moi, l’angle en plongée, emmitouflée dans un hoodie oversized, les genoux repliés contre ma poitrine, perchée sur la roche où j’avais l’habitude de me réfugier pour lire.
En grimpant, mon pied avait glissé sur un tapis de feuilles détrempées. Une tache coagulée colorait la terre. Du sang. Quelque chose avait crevé là. L’image du chat éviscéré sur le pas de ma porte m’avait sauté au visage. Je m’étais grouillée de prendre la photo avant de filer comme un animal qui sent la menace dans son dos. Elle ferait l’affaire.
En description sous la photo, j’écrivis :
Y’a des soirs où j’aimerais qu’on me regarde sans que j’aie besoin de me montrer.
C’est Andrew qui avait proposé de lancer cet hameçon. De paraître juste assez vulnérable pour que le stalker y morde. J’avais accepté sans discuter, pour éviter ce regard inquiet qu’il traînait depuis qu’il avait lu mes messages privés. On avait peaufiné la stratégie par appel vidéo sur MSN. Deux heures à éplucher les mots, à débattre du ton et du cadrage. Il voulait que tout ait l’air vrai et spontané. Je m’étais moquée de son sérieux, de sa manière de froncer les sourcils dès que je déviais du plan pour parler de choses hors sujet. Mais dans son sérieux, j’avais trouvé un calme inattendu. Il savait ce qu’il faisait. Et moi, pour une fois, je pouvais laisser le contrôle à quelqu’un d’autre. J’avais le droit de lâcher prise.
Je cliquai sur « publier ».
L’appât était à l’eau.
***
Le plancher du bar, souillé de taches séchées de bière, collait sous mes semelles. Une machine d'arcade se tenait immobile comme un vieux chien de garde au fond de la pièce. Je sursautai au grésillement des haut-parleurs. Un micro fut installé, testé, puis une onde aiguë fendit l’air. Un sifflement strident qui semblait m’avertir de rester à distance.
Le barman me salua de la tête, en frottant son comptoir. Mon sac à bandoulière me labourait l’épaule à force de l’agripper comme une bouée. Un garçon me coupa le chemin. Sa frange noire lui couvrait l’œil gauche. « Est-ce que je peux t’aider ? » Je le reconnus aussitôt. Le drummer. Je l’avais repéré sur le Skyblog de Mathieu. Je savais son nom, son surnom, même la marque de ses baguettes.
Cette constatation me glaça.
À force de jouer la justicière, j’étais devenue à mon tour une prédatrice, une silhouette qui observe, collecte, devine. Je retins une grimace de dégoût.
« Je viens voir Mathieu », murmurai-je.
Il m’inspecta du regard, hésita un instant, puis cria le nom de ma date vers la scène. Quelques secondes plus tard, Mathieu apparut entre deux projecteurs. Il descendit avec la fluidité d’un riff bien rodé, affichant un sourire en coin comme s’il m’attendait depuis longtemps.
« T’es venue », souffla-t-il.
Il semblait surpris que je sois là. Peut-être qu’il s’imaginait que l’intérêt n’était pas réciproque après mes accusations subtiles à la pizzéria. Ou peut-être que Sarah, elle, n’était jamais présente quand ça comptait. Peut-être que ce soir, j’étais la première.
Il me tendit une Labatt 50, la bouteille encore ruisselante de condensation. Nos doigts se frôlèrent, et une chaleur s’alluma dans le creux de mon ventre. Il resta là une seconde de trop, puis retira sa main à contrecœur. « Je dois retourner m’occuper du setup », lâcha-t-il en se raclant la gorge. Une part de moi voulait lui appartenir dès cet instant. Être celle qui l’attendrait en coulisses entre deux sets, celle qui écrirait son prénom sur la semelle de ses Converse, celle qui collectionnerait ses plectres dans le fond d’un tiroir. Avant de disparaître derrière les câbles et les rideaux, il me lança un dernier regard. Un de ceux qui renversent l’estomac, comme la première descente du Goliath. Un regard qui disait « attends-moi ». Je restai plantée là, les doigts gelés par la bouteille, rongée par cette pointe de culpabilité que même la bière n’atténuait pas.
Je m’installai à une table un peu à l’écart, juste assez pour voir la scène sans me mêler à la foule qui commençait à remplir la salle. Mon flip phone vibra. Un texto d’un correspondant inconnu.
As-tu aimé mon cadeau ? 😉 J’ai vraiment aimé voir ta réaction.
Mes doigts se crispèrent autour du goulot de ma bière, comme s’ils pouvaient l’étrangler à distance. Il voulait me faire savoir qu’il avait été là. Invisible. Tapi. Il avait vu mes yeux écarquillés, ma main tremblante sur la poignée de porte, mes genoux prêts à plier. Et il s’en était extasié.
Un loser.
La haine céda sa place au mépris. Ce n’était qu’un homme fragile derrière son écran, frustré comme un bébé lala de ne pas avoir ce qu’il croyait lui être dû. Une autre vibration me fit baisser les yeux sur mon téléphone. Cette fois, c’était Émilie.
Flo ?? Tu pensais faire ta petite enquête toute seule sans moi ou quoi ?
Je refermai le flip avec un claquement sec. Andrew lui avait tout raconté. Le con. J’y avais presque cru, à son regard sérieux qui me rassurait. Autour, le volume des voix s’intensifiait. Tout semblait détaché de la tempête qui grondait dans mes veines : les conversations, les rires, les cris au moment où le band apparut sur scène.
Les premières notes d’American Idiot secouèrent la salle comme une claque. Hurlements, sauts, verres levés, bière éclaboussée.
Don’t wanna be an American idiot
Un ricanement m’échappa. Je réalisai que le monde s’était mis en scène pour se foutre de ma gueule.
Don’t want a nation under the new mania
Je levai les yeux vers la scène.
Mathieu, trop sweet pour être clean. Émilie, furieuse de ne pas tout contrôler. Andrew, qui jouait les anges gardiens comme on s’achète une bonne conscience.
Qui me cachait quoi ?
Le public, désormais compact, résonnait sous les riffs. Un mosh pit de corps insouciants. Une marée humaine chauffée à blanc par le son. J’ignorai mon téléphone quand il vibra à nouveau. Je portai ma bière à mes lèvres sans la goûter vraiment, les yeux toujours rivés sur Mathieu.
Son sourire qui ne disait pas tout.
Sa guitare comme un bouclier.
Et moi, au milieu de la foule, à chercher l’ennemi sans visage.
Texte: ptitetannante
Illustrations: Marilou Lavallée
Prochain épisode: Florence questionne Mathieu.